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sur
La Musique Egyptienne

L'archéologie nous apprend que la musique occupait une place importante dans la vie des anciens Egyptiens. Sur de nombreuses peintures murales figurent des musiciens qui jouent, soit dans des scènes de danse, soit dans le cadre d'événements de la vie quotidienne. Nombreuses sont aussi, dans les monuments anciens, les représentations d'instruments de musique, dont il existait en Egypte une plus grande variété que chez la plupart des peuples de l'antiquité.

Au témoignage des monuments s'ajoute celui de plusieurs auteurs anciens qui ont visité la vallée du Nil et qui parlent des musiciens, des chants et des instruments de musique du pays.

Quelle était la nature de cette musique? Plusieurs chercheurs se sont posé cette question et ont essayé d'y répondre. Le premier en date, c'est le savant français Guillaume André Villoteau, un des membres de l'expédition scientifique venue en Egypte avec Napoléon, qui a cherché une réponse à cette question chez les historiens anciens et dans les monuments de l'Egypte antique parvenus jusqu'à nous.

Après lui, d'autres musicologues comme Curt Sachs, Henry Georges Farmer et Hans Hickmann se sont penchés sur ce problème et ont laissé de bonnes études sur les instruments de musique et la vie musicale au temps des Pharaons.

Depuis quelques années un nouveau nom s'est ajouté à la liste des musicologues intéressés à cette question : celui de Mlle Ilona Borsai, de l'Académie des sciences de Budapest. Ancienne élève et collaboratrice de Zoltan Kodaly, elle applique à l'Égypte la méthode de l'ethno-musicologie créée par le regretté maître hongrois.

Contrairement à ce qu'ont fait ses devanciers, elle ne se contente pas de consulter l'histoire et l'archéologie, mais espère trouver la solution de l'énigme dans la musique elle-même, c'est-à-dire dans la musique vivante de l'Égypte actuelle.

Cette ambition peut par contre une gageure. Quoi de plus éphémère, en effet, que la musique, qui n'a en elle rien, qui puisse assurer sa durée Mlle Borsai n'est pas de cet avis.

Pour elle, la musique n'est pas un art aussi fragile qu'on le croit souvent. Elle est au contraire convaincue que la musique peut durer autant, sinon plus, que les autres arts.

Cette conviction de la musicologue hongroise est fondée sur les preuves qu'a fournies à cet égard Zoltan Kodaly. Il a montré.en effet, que beaucoup de mélodies populaires hongroises, qui n'ont rien en commun avec la musique des peuples d'Europe, ont la même structure, le même-système tonal et souvent les mêmes formules mélodiques que les mélodies populaires des Tchérémisses et des Tchouvaches, peuples linguistiquement apparentés aux Hongrois et qui vivent encore de nos jours dans les montagnes de l'Oural, que les Hongrois ont quittées, il y a onze siècles, pour s'établir en Europe centrale. Ainsi, des mélodies originaires de l'Oural subsistent mille ans après en Europe centrale, dans un état de conservation tel qu'il est possible de les reconnaître.

Kodaly a donné une autre preuve de la sûreté de la tradition orale. Comparant des mélodies hongroises anciennes, chantées encore aujourd'hui, avec des notations des mêmes datant, des 7ème et 8ème siècles, il a montré combien la tradition orale était restée fidèle à l'essence de la mélodie et combien aussi elle était supérieure aux notations primitives, qui transmettent des schémas mélodiques, mais sont incapables d'exprimer les richesses des ornements, les rythmes et tout ce qui caractérise une musique vivante. Kodaly en a conclu que, après ces preuves, on peut faire confiance à la tradition orale et que les peuples qui n'ont pas la chance de posséder d'anciens manuscrits musicaux peuvent trouver des renseignements très utiles sur leur passé musical dans leur musique conservée par la tradition orale.

Mlle Borsai conclut à son tour : "Si cela a été vrai pour la Hongrie, pays d'Europe centrale, au carrefour des influences étrangères les plus diverses, ce doit l'être à plus forte raison pour l'Egypte, qui est connue pour son esprit conservateur".

Envoyée en Egypte par l'Académie des sciences de Budapest, elle y arrive pleine d'espoir en février 1966, pour un séjour de quinze mois, qui a été suivi de deux autres de plus courte durée, pendant lesquels elle a pu avoir des contacts en profondeur avec les différents milieux du pays.

Puisque son but était de remonter aux sources à travers la tradition orale, son intérêt s'est porté avant tout sur deux traditions musicales, qui lui offraient le plus de chance d'y accéder-: celle des fellahs et celle des Coptes. Les fellahs, même ceux qui se sont convertis à l'Islam, ont à peine subi l'influence arabe. En effet, après la conquête de l'Egypte, les Arabes se sont pour la plupart fixés dans les villes, tandis qu'une minorité parmi eux a continué à mener la vie nomade ne, par contre, c'est l'élément autochtone qui a prédominé la campagne, ce qui a maintenu en grande partie, le genre de vie et les traditions du fellah.

Quant aux Coptes, le souci de préserver leur foi religieuse les a poussés à éviter le plus possible, surtout dans le domaine du culte, toute influence étrangère et ainsi la musique copte, qui ne subsiste aujourd'hui que dans la liturgie, a beaucoup de chances d'authenticité.

Une objection peut être soulevée ici. Fellahs et Coptes ont perdu leur langue et leur religion anciennes. Ce changement de langue et l'adoption d'une religion venue du dehors, apportant nécessairement avec elle des éléments culturels étrangers, n'ont-ils pas effacé tout vestige de la musique purement égyptienne, au profit de celle introduite par la nouvelle culture.

Mlle Borsai répond que cette objection ne manque certes pas de fondement, mais qu'elle n'est pas irréfutable. D'une part, dit-elle, on a vu des éléments d'une musique très ancienne se perpétuer dans un peuple, malgré qu'il ait subi de grands changements culturels, comme l'ont démontré les recherches ethnomusicales. D'autre part, l'histoire de la musique nous fait voir continuellement la profonde unité de style des méIodies profanes et sacrées d'une même époque. Et elle ajoute : "Si l'on est imprégné d'un style musical, on l'applique inconsciemment a n'ïmporte quel texte". Il n'est donc pas absurde de croire que d'anciens types mélodiques égyptiens aient pu être adaptés à des textes liturgiques chrétiens.

C'est ce qu'on peut constater dans le cas des liturgies orientales. On a prétendu que les premières communautés chrétiennes employaient dans leur culte des mélodies juives, puisque leurs prédicateurs venaient tous du judaïsme, et que de ces mélodies serait sortie la musique des liturgies chrétiennes. Cette hypothèse ne semble pas soutenable.

S'il est vrai que les premiers chrétiens fréquentaient le Temple de Jérusalem et que l'annonce de l'Evangile commençait en général dans les synagogues, il ne l'est pas moins que très vite cela a cessé d'être une règle, en raison de l'opposition farouche de l'ensemble d'Israel à la nouvelle foi. C'est parmi les païens que le christianisme s'est développé. En outre, la liberté affirmée si souvent par S. Paul dans ses épîtres, a dû libérer assez tôt les fidèles des pratiques légales et cultuelles conservées par les judéo-Chrétiens. Il est par conséquent permis de supposer que des influences locales aient pu contribuer à la constitution du culte chrétien, surtout de sa musique, malgré un fonds qui remonte sans doute à la liturgie de la synagogue. C'est cela qui explique les grandes différences qu'on constate dans le chant des divers rites, malgré l'origine commune de leurs liturgies, visible dans leur structure et dans plusieurs textes qu'elles ont en commun.

Dans une conférence donnée au Centre du livre, au Caire, le 5 avril 1967, Mlle Borsai a fait entendre des enregistrements de chants liturgiques orientaux et de chants de la synagogue et a montré que ces chants, tout en ayant quelques traits communs, caractéristiques d'ailleurs de toute musique orientale, appartiennent à des styles mélodiques bien différents. Chaque peuple, on le voit bien, a su choisir pour ses prières et ses hymnes des types et des formules mélodiques auxquels il était habié déjà avant sa conversion au christianisme. Nous en avons une illustration dans la liturgie copte, qui emploie des acclamations et des hymnes grecques dans une mélodie tout autre que la byzantine.

Introduite auprès des fellahs, Mlle Borsai a pu suivre leur vie de chaque jour et assister à des événements marquants de leur existence, enregistrant chaque fois les chants qui les accompagnaient, convaincue que, puisque la vie dans la campagne égyptienne ressernble encore beaucoup à. celle des paysans d'autrefois, comme le prouvent les peintures de l'époque pharaonique, on peut très bien admettre que certaines mélodies célébrant les grands moments de la vie du fellah actuel peuvent être à peu près les mêmes que celles que chantaient ses ancêtres dans les mêmes circonstances.

Des chants caractéristiques, qui remontent à des temps immémoriaux, suivent le paysan égyptien du berceau à la tombe : chants de la cérémonie de la sibù', qui a lieu le septième jour après la naissance de l'enfant, chants de la circoncision, berceuses, chants pour les différents travaux de la campagne chants des noces et enfin des lamentations, par lesquelles parents et amis donnent libre cours à la douleur causée par son décès. Or des peintures anciennes retracent toutes ces scènes à peu près comme elles sont célébrées aujourd'hui et il est fort tentant de penser que certaines au moins des mélodies qu'entendent nos contemporains viennent de ces âges-reculés.

Pour répondre à l'objection tirée du fait de la disparition de l'ancienne langue nationale, Mlle Borsai cite deux exemples : celui des lamentations chantées dans un village de Hongrie par une population d'origine slovaque, tantôt en slovaque et tantôt en hongrois, sur le même type mélodique, et cet autre de certains hymnes de la liturgie copte, chantés tantôt en copte et tantôt en arabe, sur les mêmes mélodies.

Cependant Mlle Borsai est bien consciente que l'origine pharaonique de ces chants n'est qu'une hypothèse. Pour en éprouver la validité, dit-elle, il faut d'abord déterminer les principaux traits caractéristiques des mélodies des fellahs et des chants coptes et les comparer entre eux. Puis il faudra comparer les mélodies des fellahs à celles des peuples voisins et les mélodies coptes à celles des autres liturgies.

Comme les chants des paysans égyptiens, les chants coptes n'ont été transmis jusqu'ici que par tradition orale. Avant donc de les analyser et de les comparer entre eux, il fallait commencer par les transcrire, travail rendu aujourd'hui aisé par les enregistrements magnétiques, et qui a permis à Mlle Borsai de récolter une riche moisson de ces deux genres de chants.

On pourrait refuser une quelconque authenticité à un chant transmis uniquement par tradition orale et soumis aux caprices des chantres, qui les interprètent un peu à leur guise. Mlle Borsai répond que l'expérience des folkloristes a démontré que la variabilité est un des signes les plus authentiques de la vitalité d'un style musical et que, en examinant des improvisations, on peut constater qu'elles ne sont que des variations sur des lignes mélodiques fidèlement gardées.

Pour connaître la musique copte, il fallait donc l'entendre et pour, l'étudier, l'enregistrer et la transcrire. Or le domaine de la musique copte est d'une' ampleur insoupçonnée. Parlant, par exemple, de l'hymnologie de l'Eglise copte, un spécialiste disait, en 1938, qu'elle était "as a vast virgin forest, beyond whose confines no coptic or liturgical scholar has as yet penetrated" (O.H. Burmester, cité par Ilona Borsai dans Un type mélodique particulier des hymnes coptes du mois de Kiahk, dans Studia musicologica Academiae Scientiarum Hungaricae, 13, 1971, P.74) Mlle Borsai, qui a eu le courage de s'aventurer dans cette forêt, qu'elle affirme être restée jusqu'à nos jours, du point de vue musical, terra incognito, reconnaît y trouver une "finesse musicale qui touche au raffinement et témoigne d'une haute culture".

Mais c'est par la messe copte de Saint Basile (qu'il faut distinguer de la messe byzantine de même nom) qu'elle a commencé. Elle a enregistré le chant du diacre Sadeq Atallah considéré comme étant actuellement le plus authentique interprète de la tradition de la messe copte. Le travail de transcription a commencé avec la collaboration de Mlle Margit Tôth, chef de la section musicale du Musée d'ethnographie de Budapest, d'après le système inauguré par Béla Bartôk et continué par Làszl ô Lajtha. Par la suite, Mlle Tôth a continué la transcription des chants de la mesée,tandis que Mlle Borsai s'est lancée dans La transcription et,l'analyse de l'hymnologie.

Tout en se livrant à ce travail, Mlle Borsai a abordé d'autres thèmes. Dans Caractéristiques musicales du chant de la messe copte (Cf. Bibliographe), elle récapitule les traits caractéristiques de ce chant, y compris ses formules finales typiques, et dans un autre article, paru auparavant sous le titre de Variations ornementales dans l'interprétation d'un hymne copte, elle donne un essai de systématisation des ornements utilisés dans le chant copte.

Dans la plupart de ses articles, Mlle Borsai insiste sur les longues vocalises en tempo giusto, qui sont la marque distinctive de certains hymnes coptes. Ce ne sont pas des mélismes de pure ornementation, comme il y en a tant dans la musique orientale, copte comprise, mais de longues vocalises dans un rythme régulier, chantées avec la même intérêt, dans les mêmes temps que les parties syllabiques et faisant partie intégrante de la mélodie. Ce type de mélodie est sans parallèle dans dans autres liturgies orientales. Parmi les exemples qu'en donne Mlle Borsai, nous citerons celui de l'hymne Shere ne Maria, connu comme "réponse des Actes des Apôtres" (maradd al-Abraksis), lequel, constitué d'une seule strophe poétique, a une durée de sept minutes : trois minutes chantées sur la première syllabe deux minutes et vingt seconds sur la deuxième, avec en outre plusieurs arrêts dans le reste du chants, pour des vocalises sur quelques syllabes.

Pour faciliter le chant de ces longues vocalises, les chantres coptes inter@- ent, entre les syllabes qu'elles séparent, des syllabes supplémentaires : a,ia, e-ye, o-wo.

La notes distinctives de ces vocalises sont donc leur rythme lié, leur longueur et l'utilisation exclusive des voyelles.

Mlle Borsai se demande si on ne peut pas voir dans ce tvpe musical un vestige de la musique savante de l'ancienne Egypte. Hans Hickmann dit, en effet, qu'il y avait à l'époque pharaonique différentes sortes de musiciens : musiciens sacrés et musiciens profanes, musiciens professionnels et musiciens amateurs. La musique des temples, ajoute t-il, était d'une haute qualité et se distinguait de la musique populaire. Selon Pseudo-Démétrius de Phalère, les prêtres égyptiens chantaient à leur dieux des hymnes à sept voyelles et les écrits gnostiques d'Egypte emploient l'expression "chant des voyelles", ce qui serait, d'après certains savants, une référence au chant mélismatique. Le même M. Hickmann interprète un certain hiéroglyphe comme signifiant une sorte de répétition rythmée d'une interjection syllabiques Tout cela paraît bien se référer à un phénomène semblable aux vocalises qu'on trouve aujourd'hui dans certains hymnes coptes.

En transcrivant et analysant un grand nombre de chants folkloriques égyptiens, dont elle a publié un spécimen dans un article intitulé Melody types of Egyptian wedding songs, Mlle Borsai a remarqué des types mélodiques communs aux chants des fellahs et à certains hymnes coptes. Il n'est pas exclu, dit-elle, que ces types mélodiques soient des réminiscences du chant populaire de l'ancienne Egypte, survivant en langue arabe comme chant folklorique et en langue copte comme chant liturgique. On peut aussi se demander cependant - la musique arabe n'aurait-elle pas influencé les chants liturgiques coptes?

Mlle Borsai est convaincue qu'on ne peut répondre à ces questions que par des analyses musicales comparées et qu'il faut, avant toute chose, avoir une connaissance approfondie de tous les types mélodiques du chant copte et des chants des fellahs. C'est dans ce but qu'elle poursuit patiemment ses recherches. Sa compétence, ainsi que son amour pour les choses de l'Égypte, sont certainement des gages de réussite pour ses efforts.

René Ménard


Bibliographie Toute la matière de cet article a été puisée dans les travaux de Mlle Borsai, dont nous donnons cette liste.